Cannibale

— par Didier Daeninckx

Je m’appelle Gocéné, je suis né à Canal mais les hasards de la vie m’ont fait découvrir les hautes vallées de la Hienghene, et c’est là que sont les miens aujourd’hui. Il y a très longtemps, j’étais alors aussi jeune, aussi nerveux que vous deux, j’ai été désigné par le chef du village, avec une vingtaine de garçons et moitié moins de filles, pour aller à Nouméa. Nous ne savions pas pourquoi… Les soldats nous ont escortés jusqu’à la Foa. Deux jours de marche par la route charretière. Là, des camions nous attendaient. Nous sommes descendus à Nouméa où nous avons rejoint d’autres Kanak venus des îles d’Ouvéa, de Lifou, de Maré… Nous étions plus d’une centaine. On dormait dans un immense hangar à fruits, sur le port, quand le grand chef Boula nous a réveillés pour nous présenter un français, l’adjoint du gouverneur Joseph Guyon. Il a commencé à nous appeler "mes amis", et tout le monde s’est méfié. Il a rendu hommage à nos pères, à nos oncles qui étaient allés sauver la mère patrie d’adoption, pendant la Grande Guerre, avant de nous annoncer que nous partirions dès le lendemain pour l’Europe.

Cannibale, Didier Daeninckx, Folio, 2018