La mort d’Antoni Gaudí, grand maître d’œuvres

Comoedia

Un nouveau deuil vient frapper la Catalogne. Après le poète Alcover, qui était le Mistral de Majorque, après le peintre Limona et le savant Turro, voici l’architecte Gaudí qui meurt. Cette nouvelle perte a grandement ému les Catalans, non seulement pour ce que Gaudí représente dans leur renaissance intellectuelle, mais encore par les circonstances tragiques où elle s’est produite.

Malgré son grand âge, puisqu’il était dans sa soixante-quatorzième année, Antoni Gaudí travaillait constamment à côté des ouvriers qui construisent le "temple de la Sainte-Famille", cette grande basilique barcelonaise dont Gaudí a tracé les plans et qui, comme les cathédrales du Moyen Âge, sera l’œuvre de siècles.

Antoni Gaudí s’habillait aussi modestement que ses ouvriers. Et, tous les soirs, avant de rentrer chez soi – une maisonnette qu’il s’était bâtie dans l’enceinte même du temple – il faisait une courte promenade. La semaine dernière, comme il traversait une chaussée, un tramway le renversa ; l’illustre architecte eut deux côtes rompues et une forte commotion cérébrale. Il ne fut reconnu par personne et on le transporta à l’hôpital dans un état lamentable. On croyait que c’était un ouvrier quelconque : personne ne faisait attention à lui.

Lorsque sa personnalité put être établie, la nouvelle se répandit rapidement dans Barcelone. Mais l’état du blessé ne permettait pas son déplacement, et Gaudí est mort à l’hôpital jeudi dernier, entouré des personnalités les plus notables de la ville, des artistes, des savants, des prélats, des hommes de la plus haute distinction. Le maire de la ville télégraphia à Rome pour demander la permission d’ensevelir son corps dans la crypte du temple dont le défunt est l’auteur. Ainsi repose-t-il au milieu de son œuvre. L’enterrement fut une grande manifestation populaire.

Antoni Gaudí était né à Reus le 25 juin 1852. Il fit ses études à l’école d’architecture de Barcelone et, dès 1883, il fut chargé de la construction du temple de ! a Sainte-Famille, à Barcelone, qui est loin d’être terminé. Toutefois, la façade principale est finie, ainsi que quatre immenses tours, rondes et légèrement coniques, dont une possède déjà son campanile. Tous les étrangers qui visitent Barcelone se font un devoir d’aller contempler cet énorme chantier de la Sainte-Famille, l’une des œuvres architectoniques les plus originales qui soient dont la maquette fut très remarquée à Paris en 1900 au Grand Palais.

On ne soupçonnait pas, à cette époque-là, les efforts des architectes du vingtième siècle pour créer une architecture nouvelle ; Antoni Gaudí s’inspirant des formes de la nature, des formes animales et végétales surtout, créait un art nouveau, un art osé, où la fantaisie de l’artiste reprenait tous ses droits sans oublier, pour cela, les règles les plus strictes de la construction.

Aussi le cardinal Ragonessi, nonce du pape, qui visitait un jour la basilique en construction, définit admirablement l’art et le génie de Gaudí dans une phrase qui est lapidaire ; comme il venait d’admirer le portail du temple, qui représente la naissance de Jésus et où la fantaisie de l’artiste a réuni en une harmonie tumultueuse des hommes, des animaux, des plantes de toute sorte. Son Éminence lui dit : "Vous êtes, monsieur Gaudí, le Dante de l’architecture."