Quand Gustave ne s’appelait pas Eiffel

— par G. Bonickausen dit Eiffel

Originaire de Rhénanie, la famille de Gustave Eiffel s’est établie à Paris au début du 18e siècle comme maître tapissier. En souvenir du plateau d’Eifel près de Cologne (orthographié à l’époque Eiffel), elle joint le nom d’Eiffel à son nom de famille, Bonickausen. En 1878 Gustave Bonickausen demande au ministre de la Justice que son nom soit changé en Gustave Eiffel. En voici un extrait.

"Paris le 30 octobre 1878
(...)
Le véritable intérêt, celui qui vous paraîtra décisif, Monsieur le Ministre, c’est que ce nom de Bonickausen a une consonance allemande qui inspire doutes sur ma nationalité française, et ce simple doute est de nature à me causer soit individuellement, soit commercialement, le plus grand préjudice.
Depuis la dernière guerre, les sentiments d’antipathie contre les Allemands, qui sont nés de ces douloureux événements de 1870-1871, ont eu, vous le savez pour résultat de faire mettre en suspicion les étrangers de cettenationalité ; si bien qu’on hésite à confier un travail ou à faire des commandes à un Allemand. Il y a plus, nous sommes si près de ces temps malheureux que c’est encore aujourd’hui une injure à lancer à la face d’un individu que de l’appeler Prussien.
(...)
Depuis la Guerre, à plusieurs reprises, des ouvriers [et] des employés congédiés, ont essayé de faire circuler des bruits graves sur ma nationalité.
On a répandu des bruits parmi les Électeurs de Levallois dans le but d’empêcher mon élection comme Conseiller Municipal de cette commune, on a cherché à accréditer ces mêmes bruits parmi mes ouvriers afin de les amener à quitter mesateliers ; et tout cela parce qu’on avait trouvé dans des actes publics cette dénomination de consonances toute germanique que je semble dissimuler sous un nom d’emprunt. Les choses en sont venues à ce point que j’ai du en 1876, actionner devant le Tribunal Correctionnel de la Seine au s[ieu]r Petit Girard qui, dans un libellé répandu à profusion m’avait accusé d’être Prussien et d’être un espion à la solde de la Prusse. Le Tribunal, par jugement du 31 mars 1876, maintenu sur opposition, a condamné cet individu à 2 mois d’emprisonnement et à 100 F d’amende. (v[oir] ce jugement, pièces 18 et 19 (Gazette du 15 mars 1877), le jugement portant en d’autres ces considérants : « ce que ces faits avaient été reconnus mensonges même par le Prévenu à l’audience".
Vous pourrez même remarquer, Monsieur le Ministre, que plusieurs fois dans le dispositif, le nom d’Eiffel se trouve seul mentionné.
Dans ces circonstances, il vous paraîtra sans doute urgent, Monsieur le Ministre, de faire choir à ma demande dans mon intérêt et dans celui de mes enfants. Je n’ai pas besoin de vous faire observer qu’à la différence de biens des sollicitations qui vous sont journellement adressées pour obtenir des changements de noms, ma demande n’est inspirée par aucun motif de vanité, je ne demande pas une particule ni un nom nobiliaire, ni un titre, je ne réclame même pas un nom nouveau sous lequel je puisse dissimuler un passé que j’aurais des raisons de vouloir cacher, tout au contraire je demande à porter à porter le seul nom sous lequel moi et ma famille nous sommes connus depuis plusieurs générations et qui n’est pas un nom d’emprunt ainsi que le démontrent les titres qui sont sous vos yeux. En réclamant la suppression d’un nom qui n’est plus usité, que tout le monde ignore et que je demande à changer pour m’affranchir des inconvénients que présente son analogie avec un nom trop particulièrement allemand. Je crois obéir à un sentiment que vous approuverez. J’ajoute que personne ne songera certainement à former opposition à ma demande, personne n’y a le moindre intérêt.
En conséquence, et par ces motifs, j’ai l’honneur de solliciter l’autorisation de supprimer dans mon nom et dans celui de mes enfants, le nom de Bonickhausen et de porter à l’avenir, uniquement le nom de : Eiffel.
Dans l’espoir que vous voudrez bien accueillir favorablement ma requête. J’ai l’honneur d’être. Monsieur le Ministre, votre respectueux et très humble serviteur".

G. Bonickausen dit Eiffel

Le ministre de la Justice répondra favorablement à cette demande en 1879.