Au Bonheur des dames

— Par Émile Zola

Ces descriptions du grand magasin sont à découvrir au chapitre IX du roman Au Bonheur des dames d’Émile Zola :

La cathédrale du commerce moderne

"L’architecte, par hasard intelligent, un jeune homme amoureux des temps nouveaux, ne s’était servi de la pierre que pour les sous-sols et les piles d’angles, puis avait monté toute l’ossature en fer, des colonnes supportant l’assemblage des poutres et des solives. Les voutains des planchers, les cloisons des distributions intérieures étaient en brique. Partout on avait gagné de l’espace, l’air et la lumière entraient librement, le public circulait à l’aise, sous le jet hardi des fermes à longueportée ; C’était la cathédrale du commerce moderne, solide et légère faite pour un peuple de clientes (...) ; C’était comme une nef de gare, entourée par les rampes de deux étages, coupée d’escaliers suspendus, traversée de ponts volants (...) ; Et tout ce fer mettait là, sous la lumière blanche des vitrages, une architecture légère, une dentelle compliquée où passait le jour, la réalisation moderne d’un palais du rêve, d’une Babel entassant des étages, élargissant des salles, ouvrant des échappées sur d’autres étages et d’autres salles à l’infini".

"Comme une nef de gare"

"Puis, arrivée à la grande galerie, elle leva les yeux. C’était comme une nef de gare, entourée par les rampes des deux étages, coupée d’escaliers suspendus, traversée de ponts volants.
Les escaliers de fer, à double révolution, développaient des courbes hardies, multipliaient les paliers ; les ponts de fer, jetés sur le vide, filaient droit, très haut ; et tout ce fer mettait là, sous la lumière blanche des vitrages, une architecture légère, une dentelle compliquée où passait le jour, la réalisation moderne d’un palais du rêve, d’une Babel entassant des étages, élargissant des salles, ouvrant des échappées sur d’autres étages et d’autres salles, à l’infini. Du reste, le fer régnait partout, le jeune architecte avait eu l’honnêteté et le courage de ne pas le déguiser sous une couche de badigeon, imitant la pierre ou le bois. En bas, pour ne point nuire aux marchandises, la décoration était sobre, de grandes parties unies, de teinte neutre ; puis, à mesure que la charpente métallique montait, les chapiteaux des colonnes devenaient plus riches, les rivets formaient fleurons, les consoles et les corbeaux se chargeaient de sculptures ; dans le haut enfin, les peintures éclataient, le vert et le rouge, au milieu d’une prodigalité d’or, des flots d’or, des moissons d’or, jusqu’aux vitrages dont les verres étaient émaillés et niellés d’or. Sous les galeries couvertes, les briques apparentes des voûtins étaient également émaillées de couleurs vives. Des mosaïques et des faïences entraient dans l’ornementation, égayaient les frises, éclairaient de leurs notes fraîches la sévérité de l’ensemble ; tandis que les escaliers, aux rampes de velours rouge, étaient garnis d’une bande de fer découpé et poli, luisant comme l’acier d’une armure."

Glaces et ponts volants

Des piles de rubans écornaient les têtes, un mur de flanelle avançait en promontoire, partout les glaces reculaient les magasins, reflétaient des étalages avec des coins de public, des visages renversés, des moitiés d’épaules et de bras ; pendant que, à gauche, à droite, les galeries latérales ouvraient des échappées, les enfoncements neigeux du blanc, les profondeurs mouchetées de la bonneterie, lointains perdus, éclairés par le coup de lumière de quelque baie vitrée, et où la foule n’était plus qu’une poussière humaine. Puis, lorsque Mme Desforges levait les yeux, c’était le long des escaliers, sur les ponts volants, autour des rampes de chaque étage, une montée continue et bourdonnante, tout un peuple en l’air, voyageant dans les découpures de l’énorme charpente métallique, se dessinant en noir sur la clarté diffuse des vitres émaillées. De grands lustres dorés descendaient du plafond ; un pavoisement de tapis, de soies brodées, d’étoffes lamées d’or, retombait, tendait les balustrades de bannières éclatantes ; il y avait, d’un bout à l’autre, des vols de dentelles, des palpitations de mousseline, des trophées de soieries, des apothéoses de mannequins à demi vêtus ; et, au-dessus de cette confusion, tout en haut, le rayon de la literie, comme suspendu, mettait des petits lits de fer garnis de leurs matelas, drapés de leurs rideaux blancs, un dortoir de pensionnaires qui dormait dans le piétinement de la clientèle, plus rare à mesure que les rayons s’élevaient davantage.

Émile Zola, Au Bonheur des dames, 1 883