Le pont de Brooklyn

— par Paul Auster

Il y a bien des années que Bleu n’a pas traversé le pont de Brooklyn à pied. La dernière fois c’était avec son père lorsqu’il était petit garçon, et le souvenir de ce jour lui revient. Il tenait la main de son père et avançait à son côté. Lorsqu’il entend la circulation qui passe sur la voie inférieure en acier, il se rappelle avoir dit à son père que le bruit ressemblait au bourdonnement d’un énorme essaim d’abeilles. À sa gauche il y a la statue de la Liberté ; à sa droite, Manhattan avec ses bâti­ments si hauts dans le soleil du matin qu’ils paraissent imaginaires. Son père était imbattable pour les faits et il racontait à Bleu l’histoire de tous les monuments et gratte-ciel, de longs chapelets de détails – les archi­tectes, les dates, les intrigues politiques – et comment à une époque le pont de Brooklyn avait été la cons­truction la plus haute des États-Unis. Son père est né l’année même où le pont a été achevé, et ce rapproche­ment reste toujours dans l’esprit de Bleu, comme si le pont était d’une certaine manière un monument à la mémoire de son père. Il avait aimé l’anecdote qu’il lui avait racontée ce jour où ils marchaient tous les deux sur les mêmes planches de bois qu’aujourd’hui en entrant chez eux, et, pour une quelconque raison, il ne l’avait jamais oubliée. C’était comment John Roebling, l’architecte du pont, avait eu le pied écrasé par un ferry-boat contre le pilotis de l’embarcadère, quelques jours à peine après avoir terminé ses plans. Roebling était mort de gangrène en moins de trois semaines. Il n’aurait pas dû mourir, poursuivit le père de Bleu, mais le seul traitement qu’il accepta fut l’hydrothéra­pie, et cela n’eut aucun résultat. Bleu avait été frappé par le fait qu’un homme qui avait passé sa vie à cons­truire des ponts au-dessus de l’eau pour éviter aux gens de se mouiller puisse croire que le seul vrai remède consistait à s’immerger dans de l’eau. Après la mort de John Roebling, son fils Washington lui succéda en tant qu’ingénieur en chef, ce qui amena une autre histoire curieuse. Washington Roebling n’avait alors que trente et un ans et ne possédait aucune expérience de la cons­truction en dehors des ponts de bois qu’il avait réalisés pendant la guerre de Sécession. Mais il s’avéra encore plus brillant que son père. Or, peu après le lancement des travaux du pont de Brooklyn, il resta coincé plu­sieurs heures, au cours d’un incendie, dans un des cais­sons immergés. Il en réchappa, gravement frappé de ce qu’on appelle justement le mal des caissons, une mala­die atroce dans laquelle des bulles d’azote réappa­raissent dans la circulation sanguine. Pratiquement mis à mort par sa première crise, il demeura par la suite invalide, incapable de quitter la pièce, au dernier étage d’une maison de Brooklyn Heights, où il avait élu domi­cile avec sa femme. C’est là que Washington Roebling resta chaque jour assis pendant de nombreuses années, surveillant la progression du chantier au moyen d’un télescope, dépêchant sa femme chaque matin avec ses instructions et réalisant de minutieux dessins en cou­leurs pour les travailleurs étrangers qui ne parlaient pas anglais, afin qu’ils comprennent ce qu’ils devaient faire. Et le plus remarquable, c’était qu’il avait le pont entier littéralement dans la tête : chacun de ses éléments, jus­qu’au moindre morceau d’acier et de pierre, s’était logé dans sa mémoire. Bien qu’il n’eût jamais mis le pied sur le pont, Washington Roebling l’avait en lui, comme si au bout de tant d’années c’était devenu une partie de son corps.

Trilogie new-yorkaise, Revenants, Paul Auster, traduit de l’américain par Pierre Furlan, 1 985-1986, Babel